Un grand moment, longtemps attendu : le décollage réussi de la première fusée Ariane 6
(version 62) depuis le site ELA-4 du Centre Spatial Guyanais le 9 juillet 2024.
Notez l'éclairage des gaz par les flammes des moteurs. Il n'y a pas que de la vapeur d'eau...
Copyright : 2024 ESA-CNES-Arianespace-ArianeGroup / Optique vidéo du CSG – S. Martin – P. Piron
Tir au but et très beau score avant le retour aux vestiaires
6-2 : ce n’est malheureusement pas le score du match France-Espagne en demi-finale de l’Euro 2024.
62, c’est la version d’Ariane 6 qui décollait du Centre Spatial Guyanais pour son vol inaugural le 9 juillet en fin de d’après-midi (16h00 à Kourou, 21h00 aux Mureaux ou à Brême). 62, c’est également les deux derniers chiffres de la référence de la mission VA262, le 262ème vol d’une fusée Ariane, toutes générations confondues.
Demi-finale de l'Euro 2024 ou premier lancement d'Ariane 6 ? Presqu’un an jour pour jour après le dernier vol d’une fusée Ariane 5, je n’ai pas beaucoup hésité entre les deux possibilités de tir au but. Comme tous les vols inauguraux, le premier vol de la fusée Ariane 6 était incontournable pour tous les fans d’espace.
Avec un stress un peu particulier quand on se souvient que les premiers lancements de la fusée Ariane 5, qu’il s’agisse du vol inaugural V501 en juin 1996 (88ème vol Ariane) ou du lancement VA157 de la première version ECA en décembre 2002, n’ont pas été de grandes réussites.
Dix ans près le choix de l’architecture définitive du nouveau lanceur lourd européen et avec 4 ans de retard par rapport au calendrier initial (juillet 2020), ce premier vol avait une importance toute particulière : redonner à l’Europe une capacité d’accès autonome à l’espace.
En guise de petite compte rendu très subjectif de ce vol inaugural, voici quelques commentaires et impressions personnels au fil de la vidéotransmission...
Architecture et version du lanceur Ariane 6. Crédit image : ESA
Chapitre 22 : il est arrêté…
Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le vol Soyouz VS22 en Guyane le 10 février 2022 marque la fin e l’exploitation Soyouz en Guyane. En décembre de la même année, l’échec de la mission VV22 entraîne la perte de deux satellites Pléiades Neo et cloue au sol la nouvelle fusée Vega-C après son deuxième vol. Elle ne devrait pas revoler avant fin 2024.
Depuis la mission VA261, le lancement de la dernière Ariane 5, suivie de la mission Vega VV23 en décembre 2023, l’Europe ne disposait donc plus d’accès autonome à l’espace.
Un problème majeur alors qu’au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, le spatial américain fait preuve d’une santé éclatante, grâce en particulier au dynamisme de SpaceX et à l’ambition d’Elon Musk : 96 lancements orbitaux réussis en 2023 et déjà 70 lancements de fusées Falcon 9 au 12 juillet 2024.
Sans parler des vols expérimentaux du lanceur géant SuperHeavy-Starship : le quatrième essai en vol du Starship (IFT4) le 6 juin 2024 montre des progrès impressionnants…
La fausse note d'Eumetsat
Fin juin, pour mettre un peu d'ambiance dans l'Europe spatiale, Eumetsat, l’organisation européenne pour l’exploitation des satellites météorologiques, avait déclenché un psychodrame en décidant de basculer sur une Falcon 9 SpaceX le lancement du satellite MTG-S1 initialement prévu sur Ariane 6, faisant douter de la volonté de souveraineté des états membres de l’organisation. Le retard de développement d’Ariane 6 serait la raison de ce choix qui montre aussi que l'enjeu de l'accès autonome à l'espace n'est pas perçu avec la même importance par tous les pays européens.
Dans ce contexte, toute l’Europe spatiale attendait donc avec beaucoup impatience le vol inaugural d’Ariane 6. Un enjeu technique pour qualifier le nouveau lanceur et un enjeu plus politique pour montrer que l’Europe restait dans la course.
Ariane 6 en orbite : comme à la parade…
A 20h30 heure française, j’avais donc renoncé au foot et, devant l’écran de mon PC, j’attendais avec impatience le H0 prévu à 21h00 pour suivre la vidéotransmission de l’ESA.
En Guyane, un risque de foudre et un problème technique sur un système d’acquisition de mesures au sol avaient entraîné un report d’une heure par rapport à l’horaire initial. En dehors de ce décalage anticipé, toute la première partie du vol, jusqu’au deuxième allumage de l’étage supérieur Vinci la séparation des premiers cubesats a été remarquablement nominale.
On pourrait presque dire « anormalement nominal » : pas de nouveau retard, pas de rouge météo, pas d’interruption de la séquence automatique dans les cinq dernières minutes précédant le décollage, fonctionnement impeccable du système de lancement et des moyens de poursuite, etc.
Deux photographies du décollage de la première fusée Ariane 6 le 9 juillet 2024.
Crédit image : ESA / S. Corvaja
3... 2… 1 Allumage Vulcain. Décollage... Ariane 6 s’élève rapidement au-dessus de la tour de lancement (plus vite qu’Ariane 5 ? Mais j’ai peut-être perdu l’habitude).
La couverture nuageuse s’est un peu dispersée et on a droit à quelques belles images, depuis les caméras de suivi au sol ou les caméras embarquées fournissant des images d’une qualité remarquable : séparation des boosters, éjection des deux demi-coiffes…
Chronologie et phases de vol prévues pour le lancement de la première fusée Ariane 6.
Crédit image : Agence Spatiale Européenne
Une impression de routine et de déjà-vu ? Mais aussi de l’étonnement et des bonnes surprises.
Etonné de voir que tout se passe aussi bien, sans anomalie visible jusqu’à la mise en orbite. La voix de Raymond Boyce, le DDO (Directeur des Opérations), semble être un enregistrement tournant en boucle :
« paramètres nominaux, trajectoire conforme à l'attendu, pilotage calme ».
Raymond Boyce, le Directeur des Opérations. Extrait de la vidéo transmission
La courbe jaune (le réel) reste parfaitement collée à la verte (le prévisionnel).
Le DDO aussi est très calme. Il donnerait presque l’impression de s’ennuyer si on ne le voyait pas sourire à ses collègues quand les étapes importantes s’enchaînent avec succès ou réclamer un peu de silence au moment de la séparation des premiers satellites : les décalages entre les différents flux d'information (télémesure, image, simulation, etc.) ne doivent pas lui faciliter la tâche...
Premier lancement d'Ariane 6 : extraits de la vidéo transmission montrant quelques moments-clés du vol.
Cliquer sur les vignettes pour afficher les images en grande taille.
Des bonnes surprises aussi quand on voit se matérialiser les innovations, comme l’allumage externe du moteur Vulcain, quand on voit le nombre et la qualité des caméras embarquées, les images de la séparation des deux boosters ou de la coiffe, la séparation de l’étage supérieur, l’éjection des premiers cubesats en direct : cela fait vraiment plaisir à voir…
La première fusée Ariane 6 en vol quelques secondes après son décollage le 9 juillet 2024.
Crédit image : ESA
L'armée de l’Air et de l’Espace est aussi sur le pont (sic !) pour éviter toute intrusion, dans le cadre de l’opération Titan des Forces Armées en Guyane qui assure en permanence la protection du Centre spatial guyanais, depuis la terre, la mer ou les airs. Pour le premier lancement d’Ariane 6, un dispositif particulier de sûreté aérienne (DPSA) a été ordonné par le Premier ministre : trois avions Rafale, venus spécialement de la 4ème escadre de chasse de Saint-Dizier, ont rejoint la base aérienne 367 (Guyane). Des hélicoptères surveillent également le site de lancement.
Même les paranos ont des ennemis...
On n’est jamais trop prudent… Les plus anciens de la filière Ariane se souviennent certainement des chalutiers russes croisant au large de la Guyane en décembre 1979 au moment de la campagne de lancement de la première fusée Ariane. L’équipage avait en fait un fort accent yankee et les chalutiers, l’USS Fresno et l’USS San Diego, n’étaient pas vraiment des chalutiers.
Aucun problème à ma connaissance cette fois-ci mais une bonne occasion de faire quelques photographies très spectaculaires.
Aux premières loges... Photographies prises à bord des avions Rafale assurant la sécurité du premier
lancement d’Ariane 6 le 9 juin 2024. Crédit image : Armée de l’Air et de l’Espace.
Des nouveautés également dans le style de la vidéo transmission, apprécié par les amateurs de lancements sur les réseaux sociaux. Certainement inspiré en partie par les shows de SpaceX aux Etats-Unis : davantage d'images montrant les équipes opérationnelles ou des nombreux salariés d’Ariane Group et des industriels regroupés aux Mureaux, en Guyane ou ailleurs en Europe pour suivre le vol en direct ou des images des 200 experts assistant les équipes de lancement en Guyane.
Les deux commentatrices sont détendues, spontanées et se tutoient. Beaucoup de femmes impliquées dans le programme Ariane 6 apparaissent dans les vidéos diffusées avant ou pendant le vol. C’est réjouissant de voir cette féminisation.
La cabine des deux commentatrices et les salariés d'Ariane Group assistant au lancement depuis Les Mureaux.
Extrait de la vidéo transmission
Dans le cas de la demi-finale France-Espagne, le match était plié en 25 minutes. Pour Ariane 6, il a fallu attendre plus longtemps… Après le deuxième allumage de l’étage supérieur et la séparation des premiers satellites, environ 1 heure et 6 minutes après le décollage, on peut considérer que la phase de lancement proprement dire est un succès total.
Séparation d’une des charges utiles montrée en direct par une des caméras embarquées.
Source : vidéo transmission du premier lancement d’Ariane 6
Joie et soulagement après la séparation des cubesats
Les applaudissements retentissent en salle Jupiter et c’est le moment des premiers discours pour saluer cette réussite. Le groupe de quatre intervenants est un peu moins féminin : prennent successivement la parole Josef Aschbacher (Directeur général de l’ESA), Philippe Baptiste (Président du CNES), Martin Sion (Président d’Ariane Group), et Stéphane Israël (Président exécutif d’Arianespace).
La satisfaction, l’émotion et le soulagement sont visibles sur leurs visages. "C'est un jour historique pour l'ESA et pour l'Europe", souligne Josef Aschbacher, le Directeur général de l'agence spatiale européenne (ESA).
Le commentaire live s’interrompt juste après. Il doit reprendre environ une heure plus tard après une phase de croisière… Les communiqués de presse et les premiers articles saluant le succès du premier vol mis rapidement en ligne par les journalistes.
Petite inquiétude pour les couche-tard
Mais la mission, qui doit durer au total 2h40, n’est pas finie : il reste quelques étapes importantes comme le troisième allumage de l’étage supérieure (H+2h37), la manœuvre de rentrée et la séparation des dernières charges utiles, les deux expériences de rentrée atmosphérique Nyx Bikini de The Exploration Company et SpaceCase SC-X01.
Vinci, vidi, pas totalement vici cette fois-ci
C’est un peu moins de deux heures après le décollage de la première Ariane 6 que les choses se gâtent un peu : un œil attentif peut voir que les courbes jaunes (le réel) et vertes (le prévisionnel) ne se superposent plus parfaitement. Quelques couche-tard restés assidus signalent l’anomalie sur X/twitter.
A H0+2h19, l‘écart est très net et il est clair que ce n’est pas un problème de télémesure erronée.
L’anomalie est confirmée à la reprise des commentaires de la vidéotransmission. Après 2h40 de vol, il semble clair que la rentrée atmosphérique et la séparation des deux capsules expérimentales n’aura pas lieu.
Premier vol d’Ariane 6 : évolution de l’écart entre la trajectoire prévue et la trajectoire réelle
après le deuxième allumage de l’étage supérieur. Source : vidéo transmission ESA
Jamais deux sans trois ? L’APU n’a pas pu…
Le problème semble être causé par une défaillance de l’APU (Auxiliary Power Unit), qui n’aurait pas fonctionné correctement après son deuxième allumage empêchant ainsi le troisième boost du moteur Vinci, la désorbitation de l’étage supérieur et sa désintégration au cours de la rentrée dans l’atmosphère.
« Nous ne savons pas pourquoi l’APU s’est arrêté prématurément », a indiqué Martin Sion, président exécutif Ariane Group, dans la conférence de presse qui a suivi le vol. Il a déclaré que la passivation de l’étage supérieur, déclenchée après cette anomalie, a fonctionné correctement.
La première Ariane 6 ne s’est pas sortie de sa rentrée…
Le groupe de puissance auxiliaire (APU) est un élément important et innovant d’Ariane 6 : en maintenant la pression dans les réservoirs d’oxygène liquide et d’hydrogène liquide de l’étage supérieur, il assure un bon fonctionnement des turbopompes en impesanteur et permet les allumages successifs du moteur Vinci nécessaires aux missions complexes.
L’APU peut également générer des poussées complémentaires à la demande. Par exemple pour propulser l’étage une fois en orbite, une fonction qui s’avère notamment particulièrement utile pour la séparation des satellites par « grappes », méthode utilisée pour le déploiement de constellations ou pour améliorer la précision d’injection sur l’orbite finale. Enfin, l’APU permet aussi de désorbiter l’étage en fin de mission, conformément à la loi spatiale.
Pour fonctionner, l’APU prélève une petite partie de l’oxygène et de l’hydrogène liquides qu’il réchauffe grâce à un générateur de gaz entièrement réalisé en impression 3D, puis les met en pression, avant de les réinjecter, sous pression, vers les réservoirs. Malgré les multiples essais réalisés au sol, les conditions en orbite (impesanteur) laissent une part d’inconnu avant les essais en vol.
Il faut maintenir attendre l’analyse des données recueillies au cours du vol pour comprendre la cause de cette anomalie.
C’est aussi l’objectif d’un vol de qualification, comme le rappellent régulièrement SpaceX et Elon Musk à l’occasion des essais du Starship : « La payload, c’est la data ». Même si la rentrée de l’étage supérieur aurait permis de parler de succès intégral, aller aussi loin dans un vol de qualification est une belle prouesse.
Continuer à dérouler le fil d’Ariane…
J’espère qu’il s’agit d’un problème simple à régler et que la date du deuxième vol, prévu en décembre 2024, pourra être confirmée très vite.
Malgré cette petite déception en fin de parcours, je suis très heureux d’avoir vu Ariane 6 accomplir une grande partie de la mission, avec des étapes cruciales passées avec succès. Au final, je pense qu’on peut parler d’un premier vol très réussi. Pas parfait mais très rassurant pour un vol inaugural, avec beaucoup de joie et d’émotion.
Il reste évidemment du pain sur la planche, des choses à corriger et l’analyse des données permettra probablement d’identifier d’autres points à améliorer.
Si l’Europe continue à dérouler le fil d’Ariane, elle trouvera rapidement la sortie du Labyrinthe et le chemin d’un retour réussi dans l’espace : c’est le plus grand motif de satisfaction de cette journée de lancement.
Un grand bravo à toutes les équipes en Europe qui ont permis ce succès.
Longue vie à l’Europe spatiale et à Ariane 6 !
Participations industrielles au programme Ariane 6 et contributions des différents états européens.
Crédit : Agence Spatiale Européenne
En savoir plus :
- Un article du blog Un autre regard sur la Terre sur la mission VA 261 le dernier vol d'Ariane 5.
- Les autres articles sur la famille de lanceurs Ariane.
- Un article sur le bilan des lancements orbitaux en 2023.
- Les autres articles sur les satellites et les lancements.
- Revoir le premier lancement d’Ariane 6 sur la chaîne youtube du CNES.
- Une page du site du Ministère de la défense sur le dispositif de protection du tir inaugural d’Ariane 6.
- Sur le site d'Ariane Group, une page avec des explications sur l'APU (Auxiliary Power Unit).