Fumée noire dans le ciel d’Alep. Extrait d’une image acquise par le satellite européen
Sentinel-2 le 14 août 2016. Crédit image : ESA / Union Européenne / Copernicus
Fin août, on s’attend plutôt à voir des enfants souriants au retour des vacances. Avec parfois un peu d’appréhension pour les plus petits à la veille de la rentrée scolaire, même s’ils sont fiers d’arborer un cartable tout neuf.
Ce n’est pas l’appréhension de la rentrée qui marquait le visage du petit Omran Daqneesh à Alep en Syrie. Reprises par les médias du monde entier, la vidéo et la photo publiées ont fait le tout du monde, suscitant indignation et émotion : le contraste est saisissant entre l’enfant de cinq ans, hébété, couvert de poussière, au visage ensanglanté et la propreté de l’ambulance dans laquelle il vient d’être mis à l’abri par un secouriste syrien.
Le vrai visage de la guerre
L’immeuble où il habitait avec sa famille a été détruit par une frappe aérienne. Selon l'Observatoire Syrien des Droits de l'Homme, le bombardement du quartier d'Al-Qaterji, un des fiefs des rebelles syriens, a été mené par des avions du régime de Bachar al-Assad ou de l'armée russe.
Cinq printemps et pas de printemps...
Omran a cinq ans, l’âge de la guerre en Syrie : à l’âge de jouer dans la cour de l’école maternelle, il n’a jamais connu autre chose que la guerre. C’est l’un des survivants du raid aérien du 16 août. Son frère aîné, Ali, a eu moins de chance : il a succombé à ses blessures.
Depuis mars 2011 et le début de la guerre en Syrie, au moins 14000 enfants ont été tués. Au total, le conflit a fait près de 300 000 morts. Environ la moitié des habitants d’Alep, ceux qui n’ont pas pris le chemin de l’exil, vivrait encore sur place.
Alep est la deuxième plus grande ville de Syrie, avec près de 1,7 million d’habitants avant la guerre. Située à un emplacement stratégique entre entre la mer Méditerranée et la Mésopotamie, elle est habitée depuis l’antiquité et a été classée au patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco en 1986.
L’enfer vu du ciel
Après réflexion, j’ai choisi de ne pas publier sur ce blog la photographie d’Omran. J’illustre cet article avec des images de la ville d’Alep prises entre le 14 et 19 août 2016 par des satellites d'observation de la Terre. Elles n’ont évidemment pas la même charge émotionnelle mais elles témoignent aussi à leur manière du drame vécu par la population.
Image de la ville d’Alep prise par l’instrument MODIS du satellite américain Terra le 19 août 2016.
Crédit image : NASA / Lance / MODIS Rapid Response
Le 19 août, j’ai d’abord trouvé par hasard le panache de fumée noire sur en faisant ma revue régulière des images MODIS sur le site EOSDIS Worldview de la NASA. La résolution n’est pas très élevée : les pixels de l’image sont échantillonnés ici à 250 mètres mais le panache de fumée noire, au sud d’Alep saute aux yeux.
Google maps ou Google Earth peuvent vous aider à vous repérer avec la géographie de la Syrie. Un des quiz récents du blog Un autre regard sur la Terre vous y aidera aussi. En contrôlant les images acquises avant et après, j’ai noté rapidement que le panache de fumée était visible entre le 15 et le 19 août. En réalité, je crois que le panache est visible dès le 13 et jusqu’au 20 ou 21 août.
Série d’images de la ville d’Alep prises par l’instrument MODIS du satellite américain Terra
entre le 15 et le 19 août 2016. Crédit image : NASA / Lance / MODIS Rapid Response
Avec ce niveau de détail, il n’est pas évident de relever une position géographie précise du foyer de l’incendie. Sur Worldview, à la data du 19 août, j’estime que la latitude est 36,1502°N et la longitude 37,1430°E.
J’ai ensuite tenté de trouver une image à plus haute résolution. Je n’ai pas trouvé d’images publiées par Airbus Defence and Space ou Digital Globe. Leurs satellites à très haute résolution peuvent voir n'importe quel point du globe pratiquement chaque jour mais doivent être programmés pour s'orienter vers la région visée et acquérir une image.
Rien pour la période recherchée sur le site Earth Explorer de l’USGS. Par contre, le site Copernicus Data Hub de l’ESA m’a permis de charger une image prise le 14 août par le satellite européen Sentinel-2A. J’ai d’abord cru que l’incendie démarrait le 15 et n’était visible sur l’image. En fin de compte le panache de fumée est bien là.
Les satellites comme Landsat 8 ou Sentinel-2A ne sont pas programmés comme Pléiades ou Spot 6 et 7 : ils prennent "tout ce qu'ils voient". Par contre, ils ne survolent pas chaque point de la Terre chaque jour : on parle de la période de revisite, soit 16 jours pour Landsat-8 et 10 jours pour Sentinel-2A. Ce délai entre deux images d'une même région tombera à cinq jours quand Sentinel-2B sera mis en orbite. Bref, c'est un peu un "coup de chance" d'avoir une image du panache de fumée le 14 août 2016.
« Drôle de loisir ! » dites-vous ? Personnellement, je trouve cela plus captivant que Pokemon Go…
L’image qui illustre le début de cet article est un extrait à haute résolution de cette image du satellite Sentinel-2. Voici une version plus large montrant l’ensemble de la ville en résolution réduite. Même si la résolution est beaucoup plus limitée que celle des satellites SPOT ou Pléiades, je crois qu’un photo-interprète entraîné pourrait confirmer à partir de cette image que la ville d’Alep a subi des destructions majeures.
En Syrie, la ville d’Alep vue par le satellite Sentinel-2A. Image acquise le 14 août 2016 à 8h20 UTC.
Crédit image : ESA / Copernicus / Union Européenne
La fumée noire, visible plusieurs jours, semble donc provenir de l’incendie d’un ou de deux gros réservoirs d’hydrocarbures au sud d’Alep, le long de la route Ashek Saeed.
Il faut savoir que les habitants d’Alep tentent également de contrer les bombardements en brûlant parfois des piles de pneus qui dégagent une épaisse fumée noire et compliquent la tâche des pilotes de bombardiers. Je ne crois pas que ce soit le cas ici : le panache de fumée aurait été de plus courte durée.
Information et désinformation : guerre des mots, guerre des photos
La guerre de l’information continue…
Quelques médias, dont la télévision d’état chinoise, mettent en doute l’authenticité de l’image et soupçonnent une manipulation : Mahmoud Rslan, l’auteur de la photographie, serait proche des rebelles.
L'Agence France Presse (AFP), AP et Reuters ont expliqué comment ils avaient contrôlé l’authenticité de la photo et les informations communiquées par l'Aleppo Media Center.
Le site Arretssurimage.net détaille également les vérifications effectuées par l’AFP à Alep et indique que la vidéo a été tournée par un autre journaliste d’Alep, Mustafa Al-Sarout.
Derrière les pixels…
La publication de la photographie du jeune Omran pose une nouvelle fois la question de la fiabilité des informations et du contrôle des sources, en particulier lorsqu’elles sont peu nombreuses, dans une société qui fonctionne de plus en plus en temps réel, avec l’énorme caisse de résonnance des réseaux sociaux.
Comme pour les images satellites, il est toujours bon de s’interroger sur ce que nous montre une image ou ce qu’elle ne nous montre pas.
J’espère que les articles du blog Un autre regard sur la Terre continueront à vous inciter à exercer un œil critique.
Quand la photo devient une icône…
Se pose aussi la question de la finalité ou de l'impact de ces images : en 2015, la photo du petit Aylan, mort sur une plage de Bodrum en Turquie, avait certainement changé la vision du grand public à l’égard des réfugiés syriens.
Je vous laisse libre de juger s’il faut ou non publier la photographie d’un jeune enfant, blessé ou ensanglanté. Dans quel cas est-ce légitime ? Quand cela devient-il indécent ? Où est la frontière avec le voyeurisme ? La réponse n'est pas triviale mais le droit à l'image ne pèse pas toujours très lourd dans notre société de l'information en continu...
Si ces questions vous intéressent, vous connaissez certainement la manifestation « Visa pour l’image », consacrée au photojournalisme. Elle a lieu chaque année à Perpignan à la fin de l’été. Si vous n’avez jamais eu l’occasion d’y aller, je vous encourage à le faire.
L’édition 2016 démarre le 27 août 2016 et se termine le 11 septembre. Un congrès pour les professionnels se tient la première semaine. Les expositions sont en accès libre. Pas toujours drôle… mais un bon moyen de porter un autre regard sur le monde avec des thèmes très variés.
L’Irak, la Syrie et les migrants figuraient déjà dans les sujets des éditions précédentes. Nul doute qu’on verra de nouvelles photos du conflit syrien en 2016.
A Perpignan, pendant l’édition 2015 de visa pour l’image, « Fleuve Congo, reportage au cœur d’une légende » de Pascal Maître (Cosmos / National Geographic Magazine). Crédit image : Gédéon
En savoir plus :
- D’autres articles du blog Un autre regard sur la Terre sur la Syrie>.
- Les articles dans la catégorie défense et sécurité.
- Sur le site arretsurimages.net, un article sur la photographie et la vidéo du petit Omran.
- Sur le site Atlantico.fr, « Pornographie de la destruction : ce que notre fascination pour une photo d’enfant sous les bombes dit de nos sociétés », une interview de Laurent de Sutter sur la fascination provoquée par ces images.
- Sur le site du journal le Parisien, un article du 19 août sur « la face obscure du photographe qui a immortalisé l'enfant blessé ».
- « Syrie, guerre civile et guerre des mots », un article d’Agnès Rotivel, paru en juin 2016 dans le journal La Croix.
- Le site de Visa pour l’image, à Perpignan, du 27 août au 11 septembre 2016.