Parcelles agricoles à l’est de la ville d’Avezzano en Italie. Représentation en fausses couleurs d’une image
prise par le satellite Sentinel-2A en juillet 2015. Crédit image : European Space Agency (ESA)
Un échiquier géant
Voici une image à la géométrie étonnante : une myriade de parcelles rectangulaires couvrant une surface dont la forme rappelle, au choix, celle de l’Australie (inversée) ou la tête d'un cheval, avec un joli petit nuage et son ombre en guise d'oeil.
Nous sommes en Italie dans la région des Abruzzes. La capitale, L’Aquila, partiellement détruite par un tremblement de terre en avril 2009, est à 40 kilomètres au nord. Sur une image satellite plus large ou sur Google Earth, vous verrez le contraste entre cet échiquier géant parfaitement plat et le relief voisin.
Ces champs sont situés à l’est de la ville d’Avezzano. A l’origine, c’est le lac de Fucino ou lac de Celano, le troisième plus grand lac d’Italie. Dès l’antiquité, les romains, à l’époque de César, Claude, Trajan et Adrien, ont tenté de protéger les terres fertiles qui l’entouraient ou de l’assécher complétement.
Des pipes et un pape
C’est en 1862 que le prince Alessandro Torlonia confia à un ingénieur suisse la tâche de le drainer complètement. Il creusa un canal de 6,3 kilomètres de longueur et 21 mètre de largeur, bien visible au centre de l’image. Aujourd’hui c’est une des plaines les plus fertiles d’Italie. Pour la petite histoire, le spatial n’est pas loin : en bas à droite de l’image se Fucino où Telespazio a installé sur 37 hectares un des plus grands centres d’opérations spatiales au monde : Il Centro Spazila « Piero Fanti » del Fucino. Il est impossible de les distinguer sur cette image mais il y a au moins une centaine d’antennes. Le centre héberge notamment la station de contrôle des satellites Cosmo-Skymed. A ma connaissance, c’est le seul site spatial visité par un pape : c’était Jean-Paul II en mars 1985.
Rouge, Vert, Bleu ?
Les couleurs de base pour former une image sur votre écran de télévision ? Le drapeau de la Gambie ou de la République d’Azerbaïdjan ?
Non, je vais vous parler aujourd’hui d’agriculture et tenter de répondre à trois questions qui vous brûlent les lèvres :
- Pourquoi voyons-nous la végétation en vert ?
- Pourquoi est-elle souvent représentée en rouge sur les images provenant des satellites, comme celle de la région d’Avezzano prise par Sentinel-2 ?
- Pourquoi n’y avait-il pas de bande bleue sur l’instrument des premiers satellites SPOT et Landsat ?
Pourquoi voyons-nous la végétation en vert ?
L’œil humain perçoit la lumière pour les longueurs d’onde comprises entre 0,39 µm (bleu) et 0,78 µm (rouge), avec un maximum de sensibilité autour de 0,555 µm, l’équivalent d’un vert jaunâtre.
C’est la photosynthèse qui est responsable de la couleur verte des plantes, perçue par l’œil humain.
Les feuilles des végétaux contiennent de la chlorophylle. Celle-ci absorbe une partie de l’énergie lumineuse du soleil pour transformer eau et dioxyde de carbone (CO2) en sucre (glucose), dont les plantes se nourrissent et oxygène, relâché dans l’atmosphère. Pratiquement le contraire de l’activité humaine qui rejette trop de CO2 depuis le début de l’ère industrielle…
Absorption : vert à moitié plein ou vert à moitié vide
Cette réaction a lieu au cœur des cellules de la feuille, dans les chloroplastes qui contiennent la fameuse chlorophylle. Celle-ci absorbe pratiquement toutes les longueurs d’onde du spectre visible, sauf le vert un peu moins absorbé (10% à 50% du vert est réfléchi) et qui correspond aussi à la couleur que l’œil voit le mieux.
C’est pour cette raison que les feuilles nous apparaissent vertes.
En dehors du spectre visible, c’est très différent : presque la moitié du rayonnement proche infrarouge, qui n’est pas affecté par les pigments des feuilles, est réfléchi. Cette partie du spectre lumineux traverse la feuille jusqu’à une couche de cellules irrégulières et d’espaces intercellulaires dans lesquels les gaz échangés avec l’atmosphère sont stockés. A ce niveau, le proche infrarouge est fortement réfléchi.
Au-delà du proche infrarouge, dans les longueurs d’onde dites SWIR (infrarouge à courte longueur d’onde entre 1,4 µm et 3 µm), la teneur en eau de la végétation influence fortement la signature spectrale de la végétation.
Plus la teneur en eau est forte, plus la réflectance de la végétation diminue, en particulier aux deux bandes d’absorption de l’eau, à 1,45 µm et 1,9 µm. Cette plage de longueur d'onde est très utilisée en observation de la Terre pour détecter un état de stress hydrique de la végétation.
Si vous voulez en savoir plus, je vous recommande les liens cités à la fin de cet article : vous découvrirez des noms nouveaux comme le parenchyme palissadique, le parenchyme lacuneux ou mesophylle. Pas évident à placer au scrabble mais ça impressionnera vos amis.
L’absorption au tableau noir
Un petit dessin pour résumer tout cela : voici une courbe typique montrant l’évolution approximative de la réflectance d’une végétation en bonne santé en fonction de la longueur d’onde.
Synthèse chlorophyllienne et stress hydrique : variation de la réflectance de la végétation
en fonction de la longueur d’onde (visible, proche infrarouge et SWIR). Crédit image : Gédéon
(d'après une illustration originale de Mark R. Elowitz sur l'imagerie hyperspectrale)
C’est le moment de parler du « Red Edge », un anglicisme qui désigne la région de changement rapide de réflectance de la chlorophylle entre le rouge et le proche infrarouge.
Red edge : plus ou moins raide
Assez récemment, les satellites d’observation ont commencé à embarquer des capteurs permettant de mesurer finement la réflectance dans cette bande de longueur d’onde. Plusieurs études ont montré que cette information aidait à caractériser le type de végétation, son stade de développement et son état de santé. Par exemple, une augmentation la concentration en chlorophylle entraîne un décalage du Red Edge vers le proche infrarouge.
Les satellites Rapid Eye, lancés en août 2008, sont parmi les premiers à embarquer un instrument possédant une bande particulière pour le Red Edge, entre 0,69 µm et 0,73 µm.
Sur Sentinel-2, deux bandes couvrent cette partie du spectre : la bande 5 (entre 0,697 et 0,713 µm) et la bande 6 (entre 0,733 µm et 0,748 µm)
Bientôt l’automne ? Le rouge qui tâche…
En plus de la chlorophylle, les cellules végétales contiennent d'autres pigments comme les caroténoïdes ou les anthocyanes qui absorbent différentes longueurs d’onde. La concentration relative de ces différents pigments explique aussi le changement de couleur des feuilles au fil des saisons.
Au cours de la vie d’une plante, de la maturation jusqu’à la sénescence, de manière naturelle ou à la suite d’un stress ou d’une maladie, la signature spectrale va évoluer. L’augmentation de la concentration des pigments visibles et la baisse de l’activité chlorophyllienne va réduire l’amplitude du red edge : la courbe présentée plus haut devient beaucoup plus “plate”.
L'estimation de la concentration en chlorophylle est aussi un bon indicateur des besoins en azote des cultures. C'est le principe de base de l'agriculture de précision par satellite, comme le service Farmstar pour les céréales ou Oenoview pour la vigne, déjà évoqués sur le blog Un autre regard sur la Terre.
L’index de végétation : c’est majeur…
La combinaison d'une faible réflectance dans le visible et d'une réflectance élevée dans le proche infrarouge est une caractéristique de la végétation active. On parle de signature spectrale de la végétation et des indices (index) de végétation ont été définis pour la caractériser sur les images des satellites d’observation de la Terre.
Un des plus connus, le NDVI (Normalized Difference Vegetation Index) est calculé à partir des canaux rouge et proche infrarouge. Il met en valeur la différence entre la bande visible du rouge et celle du proche infrarouge.
NDVI : ne pas se mettre le doigt dans l'oeil
Cet indice est sensible à la vigueur et à la quantité de la végétation. Les valeurs les plus élevées de cet indice correspondent aux végétations avec un fort niveau de photosynthèse.
Voici un autre exemple d’image prise en juillet 2015, il s’agit de l'île de France au sud-est de Melun (en haut à gauche de l’image). On reconnaît facilement la Seine, le confluent avec l'Yonne et les nombreux plans d'eau : l’eau absorbe très fortement le proche infrarouge et, un peu moins, le rouge. Le vert disparaît presque totalement au-delà de 30-50 mètres de profondeur. L’intérêt de cette image, prise au milieu de l’été, est de présenter plusieurs types de végétations et de cultures : forêts, parcelles de céréales déjà fauchées (moins de chlorophylle) et prairies et cultures encore en croissance (par exemple maïs) pour lesquelles l’activité chlorophyllienne est encore importante. Notez le contraste entre les parcelles cultivées et les forêts en rouge plus sombres (Fontainebleau, Melun, etc.) et la "lisibilité" des cours d'eau et des plans d'eau. La ville de Sens est juste à l'extérieur de l'image "en bas à droite".
Le sud-est de la région parisienne vue par le satellite Sentinel-2A en juillet 2015.
Crédit image : European Space Agency (ESA)
La végétation en rouge sur les images des satellites : la vérité sur les fausses couleurs
La technique de « fausses couleurs » consiste à représenter une série de mesures (cela peut être une image en niveaux de gris) avec des couleurs pour rendre les différences plus visibles. C’est par exemple le cas avec les cartes de température pour bien mettre en évidence les gradients thermiques.
Dans le cas d’images multispectrales, il vaudrait mieux parler de représentation colorée ou de composition colorée. Mais le terme « fausses couleurs » reste très répandu en observation de la Terre pour exprimer la différence avec une représentation en couleurs naturelles.
Votre écran de télévision ou d’ordinateur utilise trois couleurs de base (le rouge, le vert et le bleu, alias RVB ou RGB dans la langue de Shakespeare) pour afficher toutes les nuances colorées d’une image.
Tout se passe bien quand on représente des images dans le spectre visible en couleurs naturelles. Cela se complique un peu avec les satellites d'observation qui ont des bandes spectrales en dehors du spectre visible.
En observation de la Terre, quand il s’agit de combiner d’autres bandes spectrales, la manière de les affecter aux couleurs de base RVB définit une composition colorée.
Je suis une bande de jaune à moi tout seul…
Une des compositions colorées les plus utilisées en télédétection consiste à effectuer une translation (décalage) de spectre :
- La bande proche infrarouge est représentée en rouge.
- La bande rouge est représentée en vert.
- La bande verte en bleu.
Il existe beaucoup d’autres représentations colorées. Evidemment, elles sont possibles uniquement si l’instrument embarqué au bord du satellite fournit un nombre important de bandes spectrales (comme MERIS sur Envisat, MODIS sur Terra et Aqua, OLI sur Landsat 8 et désormais MSI sur Sentinel-2). Le blog Un autre regard sur la Terre a souvent publié des images MODIS avec différentes représentations colorées mettant en évidence la neige et les nuages ou la végétation détruite par les incendies.
Après l'échiquier, le jeu de Pacman géant...
Tout s’éclaire ? Voilà pourquoi un champ irrigué, par exemple par pivot central comme sur l’image qui suit, ou une prairie avec une herbe bien grasse prennent cette couleur rouge vif. L’eau est noire, bleu sombre ou prend des nuances plus colorées selon la concentration en sédiments et en phytoplancton.
Voici un autre d'exemple très spectaculaire d'agriculture irriguée. Après les rectangles, des cercles parfaits. Des centaines. En fait, des parcelles irriguées par un système d'irrigation à pivot central. Une belle collection de CD parmi lesquels se cachent quelques pacmans... Sur son site Internet, le CNES a proposé de les compter. Combien en voyez-vous ?
Des parcelles irriguées par pivot central en Arabie Saoudite dans la région de Turbajal.
Composition colorée avec la bande proche infrarouge à partir d’une
image prise par le satellite Sentinel-2A en juillet 2015. En bas, extrait de l’image.
Crédit image : European Space Agency (ESA)
Pourquoi n’y avait-il pas de bande bleue sur l’instrument des premiers satellites SPOT et Landsat ?
Sur un satellite d’observation, le choix des bandes spectrales, comme la résolution et la fauchée, fait partie des caractéristiques essentielles, dictées par la mission et les applications visées, les possibilités techniques et l’enveloppe budgétaire.
Comme son nom l'indique, le premier satellite civil d'observation américain, Landsat (alias ERTS), avait pour mission l'étude des terres émergées à moyenne résolution.
Par opposition aux premiers Landsat à résolution moyenne qui visaient les domaines de l’agriculture, la forêt, la géologie, la mission des premiers satellites SPOT comprend dès le départ la cartographie à plus grande échelle.
D’où le choix d’un instrument double, permettant soit la vision stéréoscopique soit la double fauchée (120km), à plus haute résolution (10 mètres pour la bande panchromatique).
Pour l’instrument multispectral, il faut faire un choix : la technologie et la complexité de la séparation des longueurs d’onde limitent le nombre de canaux à 3 : les bandes spectrales choisies ciblent explicitement l’agriculture et l’étude de la végétation.
Décalage vers le rouge…
Donc, pas de bande couvrant la partie bleue du spectre. On a vu plus haut que cela n’empêchait pas de travailler sur l’océanographie côtière, le littoral et les estuaires de fleuves (sédiments, phytoplancton) mais il faut par contre un peu de gymnastique pour produire des images en « pseudo couleurs naturelles ».
Il faudra attendre Spot 6 et Pléiades pour voir l’arrivée d’une bande bleue. Dans la famille Landsat, elle apparaît sur avec l’instrument Thematic Mapper (30 mètres de résolution) de Landsat 4 et Landat 5 lancés en 1983 et 1984.
Comparaison des bandes spectrales des satellites Spot 5, Pleiades, Rapid Eye, Landsat 8
et Sentinel- 2A. Crédit image : Gédéon.
En savoir plus :
- Sur le blog Un autre regard sur la Terre, d’autres articles sur l’agriculture et les satellites d’observation :
- Sur le blog Un autre regard sur la Terre, d’autres articles sur Sentinel-2A :
- Sur le site de l'Agence Spatiale Européenne, les pages sur l'observation de laTerre, celles sur le satellite Sentinel-2 et une galerie d'images récentes.
- Sur le site de l’Université Paris 1, un cours sur les propriétés optiques des feuilles.
- Sur le blog Physique Chimie, une note sur la synthèse chlorophyllienne ou photosynthèse.
- Sur le site www.plantyfolia.com, une page sur la couleur des feuilles en automne.
- Sur les page Biologie et multimédia de l'Université de Jussieu, une page sur la localisation de la photosynthèse.
- Sur le site de l’IGN (Inventaire forestier), le dossier sur « L’image proche infrarouge : une information essentielle ».