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Un autre regard sur la Terre

Espace, satellites, observation de la Terre, fusées et lancements, astronomie, sciences et techniques, etc. A l 'école ou ailleurs, des images pour les curieux...

Juste avant le naufrage, l’incendie du Grande America vu par le satellite Sentinel-2B

Publié le 20 Mars 2019 par Gédéon in Catastrophes-et-risques-naturels, Acquisition-et-traitement-des-images

 

Grande America - Incendie - Fire - Naufrage - Sentinel-2 - Copernicus - satellite - marée noire - oil spill - Abeille Bourbon - emergency - Atlantique - accident

Dans l’océan atlantique, le porte-conteneurs Grande America en flammes et l’intervention
de l’Abeille Bourbon. Extrait d’une image acquise par le satellite Sentinel-2B
le 11 mars 2019 à 11h21 UTC. Crédit image : Copernicus / Commission européenne / ESA

 

L’image que vous voyez ne provient pas d’un satellite à haute ou très haute résolution comme SPOT 6 ou Pléiades. Elle a été acquise par le satellite Sentinel-2B du programme Copernicus. C’est un satellite qui produit des images avec une résolution au sol dite « moyenne » : 10 mètres pour les images dans le spectre visible.

On imagine pouvoir détecter des gros navires avec ce genre de satellites mais pas de surveiller les opérations en mer : vu par Sentinel-2, un porte-conteneurs comme le Grande America, 214 mètres de longueur et 32 mètre de largeur, c’est environ 64 pixels au total. Et l’Abeille Bourbon, 80 mètres sur 16, seulement 16 pixels.

En zoomant l’image Sentinel-2 au-delà de ce qui paraît raisonnable, on s’attend à voir au mieux une forme indistincte avec des gros carrés.

 

Avec mon plus proche voisin, ça ne tourne pas rond…

Et pourtant… En utilisant un outil de visualisation avec une bonne fonction de zoom (dans le jargon, une fonction de ré-échantillonnage d’image performante), on obtient un résultat étonnant.

Avec ce « zoom de malade », on distingue le navire en flammes, l'intervention des "pompiers" du remorqueur Abeille Bourbom et son impressionnante lance à eau. Je suis d’accord : le piqué de l’image n’est pas extraordinaire. « Voir nettement » serait excessif mais c’est mieux que rien.

Pour les puristes, à partir de l’image en couleurs naturelles à 10 mètres de résolution, j’ai effectué une opération de ré-échantillonnage bicubique pour obtenir un produit à environ 1 mètre de résolution. Claude Shannon doit se retourner dans sa tombe mais je trouve le résultat intéressant.

 

Déclarer sa flamme : avez-vous essayé le SWIR ?

Le satellite Sentinel-2 offre la meilleure résolution (10 mètres) en couleurs naturelles (bandes 2, 3 et 4 représentées en rouge, vert et bleu) ou en proche infrarouge (bandes 8, 4 et 3).

En mode SWIR (Short-Wave Infrared ou infrarouge à courte longueur d’onde), la résolution est un peu moins bonne mais les anomalies thermiques, par exemple les flammes des incendies, sont mieux visibles. L’illustration suivante est extraite de la même image du satellite Sentinel-2B avec une composition colorée différente : elle combine les bandes 12 (centrée sur 2,2 µm), 8A (0,87 µm) et 4 (0,67 µm). J’ai pris un champ un peu plus large.

 

Grande America - Incendie - Fire - Naufrage - Sentinel-2 - Copernicus - satellite - marée noire - oil spill - Abeille Bourbon - emergency - Atlantique - accident - SWIR - infrarouge - infrared

L’incendie du porte-conteneurs Grande America et l’intervention
de l’Abeille Bourbon. Extrait d’une image acquise par le satellite Sentinel-2B
le 11 mars 2019 à 11h21 UTC. Représentation en mode SWIR (bande 12, 8A et 4).
Crédit image : Copernicus / Commission européenne / ESA

 

En poussant également le contraste de l’image, on voit apparaître une tâche bleue à la surface de l’eau. Je ne pense pas que ce soit une ombre portée. Sa direction n’est pas du tout la même que celle de la fumée de l’incendie. Elle correspond plutôt à la direction des courants pour la journée du 11 mars (voir par exemple le site de l’Ifremer ou du service marine de Copernicus). Il est possible que cela corresponde à une pollution causée par une fuite à bord du Grande America mais j’aimerais avoir la confirmation par un spécialiste.

 

Grande America - Incendie - Fire - Naufrage - Sentinel-2 - Copernicus - satellite - marée noire - oil spill - Abeille Bourbon - emergency - Atlantique - accident - SWIR - infrarouge - infrared

L’incendie du porte-conteneurs Grande America et l’intervention de l’Abeille Bourbon.
Une autre extrait de l’image du satellite Sentinel-2Bacquise le 11 mars 2019 avec un réglage différent
du contraste. Une pollution visible ? Crédit image : Copernicus / Commission européenne / ESA

 

Quand l’Abeille a le Bourbon…

L’incendie s’est déclaré à bord du cargo italien de Grimaldi Lines le dimanche 10 mars 2019 dans la soirée, alors qu’il était à environ 140 milles au sud-ouest de Penmarch.

Construit en 1997, le porte-conteneurs roulier avait quitté Hambourg le 8 mars au matin et devait rejoindre Casablanca au Maroc. Les 27 personnes à bord (26 membres équipage et un passager) du Grande America ont dû quitter le navire abandonné le navire lundi 11 mars, à 2 heures. Ils ont été secourus par la frégate anglaise HMS Argyll puis pris en charge par le bâtiment de soutien et d’assistance Argonaute. 

Le remorqueur d’intervention, d’assistance et de sauvetage Abeille Bourbon a rejoint la zone de l’accident. Malgré les efforts des pompiers de l’Abeille Bourbon, les tentatives pour éteindre l’incendie ont échoué. L’incendie qui a démarré à l’avant du navire s’est propagé au pont supérieur. On distingue les puissants moyens d’extinction utilisés sur l’image du satellite Sentinel-2B. Parmi les autres moyens mis en œuvre par la Marine nationale, la frégate multi-mission Aquitaine  avec l’hélicoptère Caïman. L’Union Lynx a également participé aux opérations de secours, coordonnées par la préfecture maritime depuis Brest (Cross Etel).

 

Grande America - Incendie - Fire - Abeille Bourbon - Marine nationale - Vue aérienne
Grande America - Incendie - Fire - Abeille Bourbon - Marine nationale - Vue aérienne
Grande America - Incendie - Fire - Abeille Bourbon - Marine nationale - Vue aérienne

Trois vues aériennes de l’incendie du Grande America. En haut, l'Abeille Bourbon est sur place.
Cela correspond à peut près à la configuration visible sur l'image Sentinel-2
(les deux navires sont plus proches)Crédit image : Marine Nationale

 

Bateau sur l’eau, et plouf dans l’eau

La gîte du navire n’a cessé de s’accentuer au fil des heures, peut-être accentuée par les tonnes d’eau utilisées pour lutter contre l’incendie et le Grande America a finalement coulé le mardi 12 vers 15 h 30, à 330 km (180 milles) à l’ouest des côtes françaises. A cet endroit, la profondeur de l’océan est d’environ 4600 mètres.

Trois nappes d’hydrocarbures ont été repérées à la surface de l’océan par les avions de la Marine nationale. Depuis le mardi 19 mars, les conditions météorologiques ont permis l’installation de barrages filtrants pour récupérer en surface les hydrocarbures.

Le Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE) suit de près les opérations destinées à limiter le risque de pollution du littoral. Ses experts pensent que le carburant, qui se transforme en plaques puis en galettes, va devenir de plus en plus difficile à traiter.

Depuis le début de la crise, des avions de la Marine nationale (dont un Falcon 50) survolent la zone du naufrage pour appuyer les opérations en mer et surveiller l’évolution des nappes d’hydrocarbures. Ils surveillent également d’éventuelles tentatives de dégazeage opportuniste d’autres navires.

Eh oui, l’absence de scrupules, ça existe… A l’opposé, on peut saluer le courage des « first responders », tous ceux qui interviennent au sol, en mer ou dans les airs et qui risquent leur vie pour en sauver d'autres et limiter les dégâts. Les satellites peuvent être très efficaces pour aider et orienter les opérations de secours mais ce sont des hommes et des femmes qui interviennent sur le terrain.

 

Abeille Bourbon - Grande America - Incendie - Feu - Marine nationale - Gite - Pollution - porte conteneurs - naufrage - préfecture maritime - cross ETEL

Une photographie avec un joli arc-en-ciel à travers les gouttes d'eau ?
L'équipage de l'Abeille Bourbon aurait certainement préféré ne pas assister à ce spectacle.
Crédit image : Marine Nationale

 

Pour le suivi des nappes d'hydrocarbures et la lutte contre la pollution, les satellites radar (dits SAR pour Synthetic Aperture Radar, Radar à Synthèse d'Ouverture)comme Sentinel-1A ou Sentinel-1B, Radarsat, TerraSAR-X ou Cosmo-Skymed qui sont les plus adaptés : le changement d'état de surface de la mer, moins "rugueuse", modifie la réflexion du signal électromagnétique : dans certaines conditions (mer ni trop calme ni trop agitée), les nappes de pétrole apparaissent comme des tâches sombres.

Voici un exemple d'image acquise par l'instrument radar du satellite Sentinel-1 le 19 mars 2019 à 17:11 UTC.

 

Grande America - Pollution - Marée noire - Oil spill - hydrocarbures - Sentinel-1 - Copernicus - SAR - Radar - sea

Une nappe d'hydrocarbure causée par le naufrage du Grande America.
Informations dérivées d'une image acquise par le satellite Sentinel-1A le 19 mars 2019
à 17h13 UTC. Crédit image : Copernicus / ESA / Commission européenne

En affichant l'image en plein écran, on distingue des points blancs : ce sont les navires d'intervention dont les superstructures réfléchissent le signal radar. Les spécialistes pourront aussi repérer les dispositifs de lutte contre la pollution.

 

Des questions sur la cargaison du Grande America…

Au-delà du risque de marée noire, l’accident du Grande America pose d'autres questions, notamment sur la nature de sa cargaison. Selon la préfecture maritime, le navire hybride transportait, en plus de ses 2200 tonnes de fioul lourd, "365 conteneurs, dont 45 répertoriés comme contenant des matières dangereuses et un peu plus de 2000 véhicules".  Contrairement aux déclarations initiales de l’armateur, il y aurait à bord une quantité importante d’acide chlorhydrique et d’acide sulfurique. Selon l’association Robin des Bois, même si la quantité totale de carburant est beaucoup plus faible que pour le prestige, le risque de pollution est bien réel.Les incendies de conteneurs sont des accidents assez fréquents : selon Le Monde, il y en a eu plus de cinquante dans le monde depuis 2015. Les conséquences sont souvent dramatiques : les équipages ne sont ni formés ni équipé pour lutter contre ces incendies.

 

A la recherche de l’aiguille dans la botte de foin : le travail des photo-interprètes…

Cette image est une bonne illustration du travail effectué par les photo-interprètes civils ou militaires. Analyser une image pour y trouver les éléments intéressants ressemble souvent à la recherche de l'aiguille dans une botte de foin.

 

Grande America - Feu - Incendie - Naufrage - Sentinel-2 - Copernicus - Orbites - Passage satellite - recouvrement - revisite - mécanique spatiale

A la mode de « Trouvez Charlie »… Savez-vous facilement repérer le Grande America dans cette image ?
Un indice : c’est à l’intérieur du cercle blanc… Les différents passages du satellite Sentinel-2 au-dessus de
la France et de l'Atlantique et leur recouvrement partiel sont bien visible sur cette illustration.
 acquise le 11 mars 2019. Crédit image : Copernicus / Commission européenne / ESA

 

L'augmentation de la résolution et la revisite des satellites n'arrange rien : même si la très haute ou la super-haute résolution de satellites optiques comme Pleiades NEO ou CSO facilite l’interprétation des images, l’augmentation de la quantité d’information pose le problème de la charge de travail pour un opérateur humain.

Par exemple, un pixel de Sentinel-2 en mode visible correspond à plus de 1000 pixels du satellite Pleiades NEO qui offira une résolution au sol de 30 cm.

Chaque image couvre un champ beaucoup plus réduit, mais globalement l’augmentation de la fréquence d’acquisition d’images des satellites d’observation et le nombre de satellites disponibles entraînent une forte croissance de la quantité d’information à traiter.

On comprend facilement pourquoi les utilisateurs d’images provenant des satellites d’observation misent beaucoup sur des techniques modernes d’analyse et de traitement automatique d’image (data analytics), en particulier en s’appuyant sur l’intelligence artificielle (machine learning ou deep learning).

Cette image du Grande America prise par le satellite Sentinel-2B est une bonne illustration des difficultés auxquelles ces algorithmes d’intelligence artificielle (IA) font face : fumée du navire en flammes, traînées de condensation et nuages multiples avec ombres portée. On retrouve un des problèmes classiques en traitement du signal : le bon compromis entre non détection et fausses alarmes... Dans le cas de l'IA, la difficulté est de se convaincre que les données utilisées pour l'apprentissage sont suffisantes. Au delà de la performance en traitement d'images, c'est une question très importante dès qu'on parle de fonctions critiques comme la conduite d'une voiture autonome.

 

Grande America - Incendie - feu - fire - Sentinel-2 - Satellite - Copernicus - AI - IA - Articifial intelligence - Deep learning - Machine learning - data analytics - apprentissage

A l’intérieur du cercle blanc, un autre cercle blanc pour localiser le Grande America…
Sans ce repère, bien centré, pas si simple de le repérer au premier coup d’œil dans l’image Sentinel-2.
Crédit image : Copernicus / Commission européenne / ESA

 

Couverture, résolution et revisite : le dilemme des systèmes d’observation

Pour conclure, une dernière remarque et un peu de modestie : pour être parfaitement honnête, cette image du Grande America acquise par le satellite Sentinel-2B est un peu un « coup de bol »…

En fait, il ne s’agit pas de chance mais de mécanique orbitale…

Les satellites survolent la Terre en suivant une trajectoire bien définie : leur orbite. En fonction de l’altitude et de l’inclinaison du satellite et du camp de son instrument, il peut s’écouler plusieurs jours entre deux passages permettant de voir un endroit précis à la surface de la Terre.

Pour Sentinel-2B, selon la latitude, ce délai (ou parle de « revisite ») peut atteindre une dizaine de jours au niveau de l’équateur. Cinq jours en combinant les deux satellites Sentinel-2A et Sentinel-2B, beaucoup moins aux latitudes plus élevées. Et la couverture nuageuse amène un aléa supplémentaire...

 

Sentinel-2 - Copernicus - Orbites - Couverture global - global coverage - ESA - Commission européenne - terres émergées - land

Les orbites des satellites Sentinel-2 et la superposition des traces en fonction de la latitude.
Sentinel-2 est destiné principalement à la couverture des terres émergées. Son instrument n'est pas actif
au-dessus des océans.  Des images sont prises quand il y a des îles ou quand un territoire est proche.

Illustration extraite de l'outil Sentinel Playground.

 

Une dure réalité physique : il est difficile de concilier très haute résolution et haute fréquence de revisite. Les stratégies des opérateurs de satellites diffèrent pour contourner cette contrainte, avec deux options principales :

Des satellites agiles qui peuvent basculer rapidement et pointer leur instrument dans n’importe quelle direction comme SPOT6, Pleiades ou CSO et leurs concurrents américains civils (la famille WorldView de Digital Globe) et militaires, russes ou chinois. Il s’agit alors de satellite de taille relativement grande (plus de 250 kg voire plus d’une tonne) avec des instruments à grande ouverture. Leurs opérateurs privilégient la haute ou la très haute résolution.

Des constellations avec un nombre plus important de satellites (8, 24, 60 voire plus). Pour limiter les coûts, les satellites sont plus petits voir très petits (par exemples des nanosats 3U ou 6U d’une masse de quelques kilos). Dans ce cas, impossible d’installer des télescopes de gros diamètre : la résolution est plus modeste.

Ces deux grandes tendances ne sont pas exclusives et la frontière entre elles évolue : il y aura à terme quatre satellites Pleiades NEO. Des startups visent une résolution métrique voire submétrique avec des satellites de moins de 100 kg.

And the winner is ? C’est actuellement la grande question en observation de la Terre…

 

En savoir plus :

 

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S
Article intéressant et images suggestives de l'accident. La télé nationale avait publié un petit documentaire d'une quinzaine de minutes sur l'intervention de l'abeille. Je tire mon chapeau à ces marins.
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R
super article, encore une fois passionnant, merci beaucoup
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